L'adolescent demeura sans réponse. Il ne pensait pas tant aux militaires indemnes : formés comme ils l'étaient, ils devaient pouvoir survivre même au fracas d'un combat dans lequel ils n'étaient pas directement impliqués. D'autant que si singulier soit celui-ci, ils s'étaient effectivement tenus loin de toute civilisation - et d'eux par la même occasion. C'était plutôt pour ceux qui avaient pu être blessés lors du tir de la chose qu'il s'inquiétait : avaient-ils réussi à arrêter le saignement ? Il avait beau ne pas les connaître, il était parfaitement incapable de se penser assez important que pour mériter qu'on se sacrifie à sa place.

Avec un dernier regard pour le monstre, il continua de s'élever dans les airs. Dans un élan de lucidité, il garda en mémoire les coordonnées. Ainsi, si quiconque souhaitait venir le voir de plus près, ils n'auraient pas à chercher à l'aveuglette... Même si le concernant, il en avait assez vu pour toute une vie. Dommage que le destin ne soit probablement pas de cet avis. Terminant de ranger son arme (après l'avoir sommairement secouée pour la nettoyer), il attendit que le Nu le rejoigne dans les airs pour accélérer. Ajustant son allure à celle de l'autre appareil, il se laissa aller à un repos mérité, si bien que sa voix parut un rien pâteuse quand il répondit à Niimi.

« Je... Merci. »

Il n'était pas à l'aise avec tout ce qui touchait à l'administratif, peut-être encore moins qu'avec la machinerie. Elle devait avoir plus d'expérience que lui en la matière - et, même s'il avait honte de l'avouer, Shinji lui trouvait un petit air de secrétaire. Tous n'apprécieraient peut-être pas qu'il se dédouane de ses responsabilités au dernier moment, mais il estimait en avoir assez fait. Et en même temps pas assez. Cependant, des si ne changeraient pas le résultat de la mission. Et aussi mitigé qu'il soit, il devait bien avouer que ça n'était pas aussi catastrophique que ça aurait pu l'être... Qu'ils y étaient pour quelque chose. Voir les habitants commencer à réinvestir le village lui mettait du baume au coeur, c'était déjà ça de pris.

Il avait tant de choses en tête que leur retour au camp lui avait paru se faire en un éclair. Par chance, l'homme de tout à l'heure avait survécu à ses blessures. Ses jours ne devraient pas être en danger et, selon son chef, les scientifiques de la Cité seraient ravis de lui faire don d'une prothèse dernier cri. Si cela ne rendit pas le sourire à Shinji (qu'il avait de toute façon fort rare), au moins put-il relativiser sur le sort du malheureux. S'ils se proposèrent de célébrer la défaite du monstre, il préféra décliner l'invitation en prétextant la fatigue - non que celle-ci soit feinte, bien au contraire. Déjà peu porté sur les festivités, il se voyait mal trinquer alors que des vies avaient été balayées...

On insista en revanche pour qu'ils soient leurs hôtes pour la nuit, ce qu'il n'osa pas refuser. C'était également le souhait de Niimi, et il devait avouer ne pas se sentir lui-même en état de rentrer. Le débriefing attendrait le lendemain. Avant qu'il n'ait pu dire un mot, on les escorta vers une somptueuse cahute, sans doute parmi les plus massives du village. Ce n'est qu'après qu'on lui eût assuré n'avoir dérangé personne pour leur confort que Shinji accepta d'y entrer, découvrant les vastes pièces qui les y attendaient. S'il n'aurait osé exiger un environnement spacieux, il apprécia celui-ci à sa juste valeur. La compagnie de Niimi avait beau ne lui être désagréable en aucune façon, il aimait autant éviter la promiscuité.

« Désolé, j'ai refusé en notre nom à tous les deux. » fit-il au sujet de la fête tandis qu'il posait ses affaires. « Ne vous sentez pas obligée de rester avec moi, vous pouvez les rejoindre si vous voulez. Après tout, nous en avons terminé. »

Une discrète rumeur au dehors indiquait que les voisins reprenaient peu à peu possession de leurs habitations. S'il préférait le silence, Shinji trouvait à ce son - le son de la vie - quelque chose de rassurant. À ce qu'on leur en avait dit, les propriétaires de celle où ils logeaient ne rentreraient que demain, ayant profité de l'évacuation pour faire un tour à la Cité. Ainsi leur rendraient-ils leur foyer au moment ou eux-mêmes la regagneraient, mais pas avant demain.
Les environnements étrangers tendaient à le déstabiliser, mais sa journée l'avait trop éprouvé que pour qu'il en tienne compte. Explorant les lieux, il s'avisa que les deux chambres qu'ils comportaient n'étaient séparées que par un mur. Ils n'auraient pas de mal à se retrouver si un incident devait survenir pendant la nuit, même ensommeillés. Mais après cette journée en Enfer, un peu de tranquillité, était-ce trop demander ?

« Oh, merci. » fit-il en réceptionnant le cadeau. « Je peux préparer quelque chose avec ce qu'il y a dans le frigo, si vous voulez. »

Il considéra la pomme avec étonnement, presque comme s'il n'en avait jamais vu. C'était pratiquement le cas : cela faisait des années qu'il n'en avait plus eu entre les doigts. Ainsi que Niimi l'avait dit, les fruits frais n'avaient pas leur place au menu de la cantine militaire... Et si ses parents adoptifs pourvoyaient à ses besoins, cela se limitait tout de même au minimum syndical. Il eût néanmoins l'habituel réflexe de la lustrer avec un bout de tissu pour la faire briller avant de croquer dedans, redécouvrant avec plaisir la saveur qu'elles pouvaient avoir. Il fallait néanmoins avouer qu'après ce qu'ils avaient enduré, le plus simple des mets lui aurait semblé être un festin de rois.

« Pas vraiment. » déclina-t-il dans un léger sourire. « Vous avez bien mérité de vous reposer. »

Après avoir sélectionné une des deux chambres, il déballa ses affaires avec un soin particulier, retirant ensuite sa combinaison pour la troquer contre des habits plus seyants. Rien de trop compliqué, mais après y avoir passé presque la journée entière, il n'était que trop temps pour sa peau de respirer. La tête trop pleine de tout un tas de choses, il avait oublié de fermer la porte complètement, mais doutait de toute façon que Niimi soit très intéressée. Mince comme l'était la cloison, ils n'auraient de toute façon aucun mal à communiquer sans avoir à hausser la voix.

« C'est à vous qu'ils auraient dû confier le commandement. Je ne vois déjà pas à quoi j'ai pu vous servir... »

Pour ce qui est du repas, Shinji se contenta du minimum syndical. Il avait encore en tête l'image de la dépouille du monstre, et celle-ci était plus qu'il n'en faut pour lui couper l'appétit. S'il n'était pas bien beau au naturel, Niimi avait réalisé l'exploit de le rendre plus laid qu'il ne l'était déjà. Puis tout le stress enduré tout au long de la journée mettrait un certain temps à partir. S'il ne pouvait dire qu'il n'y paraître plus demain matin à tout le moins serait-ce déjà beaucoup mieux. La pomme que lui avait donné la jeune femme constitua ainsi la majeure partie de son frugal diner - la plus consistante, en tout cas.

Le confort dans lequel ils évoluaient lui faisait plus de bien que d'avoir le ventre plein. Même s'il devait le partager avec la jeune femme (ce qui ne le dérangeait pas plus que ça), ce cadre de vie était nettement plus accueillant que celui qu'il avait à la Cité. Auquel il aurait encore droit une fois de retour chez lui... Il préféra ne pas y penser, peu pressé de retrouver cette chambre vide et froide. Cela n'aurait fait que lui gâcher le plaisir induit par celle dont il profitait actuellement. Et elle, quelles étaient ses conditions de vie là-bas ? Il lui semblait peu probable qu'elle aussi se sente mieux d'ici, mais il en savait si peu à son sujet...

« Vos origines ? »

Décidément, il semblait avoir un certain talent pour tomber sur des marginaux ces derniers temps. Peut-être parce que lui-même était en train de le devenir - pour le meilleur et pour le pire. Le problème était-il familial ou géographique ? Voire biologique ? Le moyen le plus direct de le savoir était encore de lui demander, pour peu qu'elle veuille bien lui renseigner. Il doutait cependant qu'elle l'aurait évoqué si elle n'était pas disposée à en parler. Même sous l'emprise de la fatigue, il est des choses qu'on sait que l'on doit taire. Ce thème n'était apparemment pas de ceux-là, alors pourquoi ne pas assouvir sa curiosité ?

« Si vous le dites... » fit-il, peu convaincu. Bien qu'il ne puisse la voir, il tourna les yeux vers le mur derrière lequel il l'entendait pianoter. « Je sais que je ne vaux pas grand chose, même si je fais ce que je peux. Enfin... Même si c'était horrible, je crois que je préfère encore ça que de combattre ceux de la Capitale. »

Autre sujet sensible que celui-là. D'un certain côté, il lui semblait naturel de l'évoquer - une forme de donnant-donnant, un moyen de pression contre un autre. Même s'il ne pensait pas qu'il ait à fournir quoi que ce soit pour prouver qu'elle pouvait lui faire confiance, c'était ainsi chose faite. Même s'il ne l'avait qu'aperçue à ce moment-là, elle avait semblé être bonne amie avec le général Marvelous... Peut-être celui-ci avait-il déjà partagé avec elle ses opinions du même ordre. La soumettre à la sienne était un bon moyen de le vérifier. Calfeutré entre les draps frais, il prépara son baladeur sur la nuit, sans encore en vêtir les écouteurs.

Tenue au secret ? À ce point-là ? Si l'idée l'avait effleuré qu'elle puisse être dans le même cas que C.C (si improbable que ce soit : quelles étaient les chances ?), cette réponse semblait ne pas aller en ce sens. Car après tout, si Christina avait pu lui en parler, quelle raison y aurait-il alors que Niimi ne le puisse pas ? Même si c'était dans un moment de faiblesse, il n'osait croire qu'elle lui en aurait fait part si cela comportait le moindre risque. Bien entendu, encore aurait-il fallu que cela s'apprenne, et ce n'était pas par lui que cela risquait d'arriver - mais tout de même.

« Je vois. Excusez-moi. »

Ne pas se hasarder plus loin semblait être la meilleure solution. Le mystère était donc entier, et le resterait : même si l'empereur avait été bon avec lui lors de leur seule et unique entrevue, il se voyait mal demander audience... Surtout pour un sujet aussi délicat. Aussi jeune qu'il soit, il n'était pas ignorant au point de ne pas savoir qu'il valait mieux se tenir éloigné des secrets d'état. N'avait-il pas déjà assez de problèmes comme ça ? Autant ne pas s'en rajouter qu'il aurait pu éviter d'un simple pas de côté.

Il laissa sa tête retomber sur l'oreiller. Malgré sa petite taille comparé à ce qu'avait pu être le monde autrefois, où même les fameuses Colonies, la Cité était décidément pleine de secrets... De tabous. Devoir évoluer entre eux sans jamais y mettre les pieds n'était pas chose aisée ; lui-même n'avait-il pas son propre bagage à porter ? Et à vrai dire, il n'aimait guère lui non plus qu'on le questionne à ce sujet. Les yeux rivés au plafond, il parut se perdre dans sa contemplation, mais ne perçut pas moins les paroles de Niimi.

« Je sais, ne vous en faites pas. Je suppose que j'ai simplement senti que je pouvais vous en parler. »

La bienveillance de Niimi ne lui avait pas échappé. Qu'elle ait ou non partagé ses idées, il ne la voyait pas l'en punir d'une quelconque manière - ni même le dénoncer. À aucun moment ne fit-il mention d'Adrian, toutefois. S'ils avaient l'air de bien s'entendre, il n'avait aucune idée de ce qu'étaient ou avaient pu être leurs rapports. Et puis, quelle confiance pourrait-on lui accorder s'il vendait la mèche au premier venu, fut-elle une amie de l'intéressé ? Cela ne signifiait point qu'elle sache ce qu'il en était.

« C'est juste que... » Il prit un moment pour chercher ses mots. « Avant de devenir soldat, je ne comprenais pas cette guerre. Je ne le suis pas devenu par plaisir... Mais je me disais qu'au moins, j'y verrais plus clair une fois à l'intérieur. Et en fait... Je la comprends encore moins. »

C'étaient bien là les paroles d'un enfant - du moins sonnait-il à son oreille comme étant d'une candeur effarante. C'était pourtant la vérité. Il ne voyait pas de meilleur moyen d'exprimer ce qu'il ressentait. Toujours était-il que Niimi s'était montrée réceptive et compréhensive, mais que ce ne serait peut-être pas le cas s'il continuait d'alimenter le débat. Le ton pensif de sa voix suggérait qu'elle-même n'était pas forcément tranquille à ce sujet, mais il n'avait pas à lui réclamer d'en parler. Après tout, ils ne se connaissaient que depuis quelques heures. Et encore, connaître était un bien grand mot.

Les dernières paroles de Niimi coupèrent court à toute réflexion intelligente de sa part, et le firent rougir jusqu'aux oreilles. Non seulement il ne s'attendait pas à entendre ça, mais encore moins de sa part. Une fois encore, c'était se fier aux apparences : Niimi avait l'air d'une fille des plus sérieuses, et il ne s'était pas un seul instant questionné sur son intérêt pour la gent masculin. Pas avant cette subtile mention, en tout cas. Peu à l'aise avec ce genre de choses, tout ce qu'il trouva à faire fut de bafouiller tout en tâtonnant pour trouver le bouton de son baladeur. Ceci fait, il se tourna sur le flanc du côté opposé au mur comme pour cacher (inutilement) son embarras.

« Euh, oui. Bonne nuit. »

Laissant la musique lui couler dans les oreilles, il s'abîma dans un sommeil sans rêves.

Shinji était déjà réveillé quand Niimi toqua à la porte. Malgré son état d'épuisement, il n'avait que très peu dormi. Encore trop nerveux, certainement. Il s'étonna que Niimi soit déjà levée, habitué à ce que ce soit lui le premier debout dans son foyer. Était-ce habituel de sa part, où elle non plus n'avait-elle pas réussi à dormir davantage ? Quoi qu'il en soit, ce signal le dissuada d'essayer de se rendormir. Plus tôt il serait prêt à partir et plus tôt ils seraient de retour à la Cité. Sans aller jusqu'à dire qu'il avait le mal du pays, il sentait qu'il était temps de rentrer.

L'endroit avait tout pour plaire, pourtant. Il fallait croire que ce n'était pas fait pour lui. Néanmoins, il ne serait pas contre y revenir dans quelques temps - ne fût-ce que pour voir que tout allait bien. Simplement vêtu du tee-shirt et du bermuda dans lesquels il avait passé la nuit, il estima être suffisamment habillé pour ne pas paraître indécent. Il n'avait de toute façon pas grand chose pour se changer, et n'était pas pressé de remettre sa combinaison. Après s'être jeté un peu d'eau sur le visage pour se sortir de la brume, il s'orienta vers la cuisine.

« Euh... Bonjour. »

Autre surprise : le petit-déjeuner était déjà prêt à son arrivée. Chez lui, c'était à lui de le préparer, sous prétexte qu'il se levait avant tout le monde - et aussi pour rentabiliser son hébergement à défaut de loyer qu'il puisse payer. Ça ne le dérangeait pas plus que ça. Ça faisait partie de sa routine, d'un quotidien bien huilé - trop. Charmé par l'agréable parfum de pain grillé, il prit place sur l'une des deux chaises qui jouxtaient la petite table en bois, encore abasourdi. Il saisit un toast et le porta à ses lèvres.

« Vous êtes réveillée depuis longtemps ? »

« D'accord, merci. »

De toute évidence, Niimi était mieux réveillée que lui. Ladite douche n'y était sans doute pas pour rien. À lui aussi, ses effets dynamisants feraient le plus grand bien. Une longue route les attendait, et même s'ils n'auraient pas grand chose à faire, le trajet promettait d'être éprouvant. Il ne rongea qu'une tartine grillée, convaincu que plus lui pèserait sur l'estomac. Dès que Niimi eut quitté les lieux, il se releva pour filer à la douche.

Habitué à se lever plus tôt que les autres, à profiter d'une maison encore endormie, il ne savait trop comment vivre la cohabitation. Ça ne lui était pas désagréable, pas vraiment - surtout déroutant. Cela lui occupa l'esprit pendant que l'eau chaude coulait sur sa peau. Trop exténué pour le faire la veille, il eût l'impression de revivre. S'il n'était pas si sale que ça, il se sentait souillé - l'impression de sang sur les mains, sûrement.

Même s'il n'avait pas grand chose, il opta pour les vêtements civils plutôt que de remettre sa tenue de pilote - pas tout de suite en tout cas. Il l'avait déjà eue sur le dos toute la journée précédente, et elle le dérangeait toujours autant. Trop proche du corps. Il se sentait presque nu en son sein - sans parler de la conviction qu'elle ne protégeait de rien. Pour autant, il n'irait pas vérifier...  Vêtu d'un simple tee-shirt blanc à motif et d'un jean, il revenait vers l'entrée quand un soldat fit irruption.

Celui-ci n'eut toutefois pas le temps de s'en expliquer. Son air effaré et l'agitation qui régnait au-dehors lui suffisait à deviner que ce n'était pas une visite de courtoisie. Jetant la serviette dont il s'essuyait la nuque sur l'une des chaises, il rejoignit l'extérieur à son tour. Les forces armées étaient déjà en train d'évacuer la population, sans doute de la même manière qu'ils l'avaient fait les jours précédents. Shinji se dirigea naturellement vers leurs appareils, où Niimi devait se trouver.

Il en eût la confirmation avant d'y être en voyant le Nu Gundam s'élever dans les airs. La situation devait être plus critique qu'il ne le pensait... Il ne voyait aucun danger, pourtant. Même si, il en avait eu la preuve hier encore, il suffisait parfois d'un rien pour que tout bascule... Bravant sa réticence, il se rendit auprès de l'Overlord. Son ouverture commandée, il se hissa à son bord. Sans s'installer ni refermer le cockpit, il saisit son communicateur et établit la liaison.

« Qu'est-ce qui se passe ? Encore un monstre ? »