« Jusqu'où doit-on encore aller ? »
« Quoi, tu es déjà pressé de rentrer ? Pour une fois qu'on a l'occasion de sortir ! »

Shinji n'eut que le silence pour toute réponse. Il était loin de partager l'enthousiasme de son partenaire pour les sorties en Mobile Suits, d'autant plus quand leur utilité se limitait à celle d'une patrouille de routine. Moins il passait de temps à bord de l'Overlord et mieux il se portait.
En ce sens, l'accalmie des derniers mois avait été pour lui une bénédiction : il était beaucoup plus rare qu'on fasse appel à lui, si bien qu'il en avait presque eu l'impression de pouvoir reprendre une vie normale. Presque.

Mais hélas, il ne pouvait échapper éternellement à l'appel du devoir : c'était finalement son tour de devoir aller vadrouiller autour de la Cité pour s'assurer que rien de dangereux ne dépasse la frontière.
Son coéquipier pour cette mission était Tōji Suzuhara, un autre pilote qu'il connaissait de loin : ils avaient été enrôlés à peu près en même temps et avaient pratiquement fait leurs classes ensemble.
Les prédispositions sociales de Shinji étant ce qu'elles sont, il n'en savait pas beaucoup plus à son sujet - sinon qu'il parlait beaucoup, comme la première demi-heure de leur ronde avait amplement suffi à le lui faire découvrir.  

Sans doute essayait-il de se montrer amical en faisant la conversation, mais aux yeux de l'adolescent, ça le rendait plus antipathique qu'autre chose...
Ce dernier n'avait qu'une hâte : celle d'en avoir terminé pour pouvoir rentrer chez lui - enfin, chez Christina -, et laisser son Gundam prendre la poussière pendant quelques mois avant de devoir remonter à bord.

« En plus, je vois pas de quoi tu te plains. Le tien au moins il a de l'allure, t'es pas coincé avec un vieux tacot tout pourri ! »

Shinji se crispa légèrement. L'idée que qui que ce soit puisse envier sa position lui retournait toujours l'estomac.
Il est vrai que l'appareil de Suzuhara n'était pas de première fraîcheur ; Shinji lui-même s'en était fait la réflexion, et pour que ce soit perceptible même d'un oeil aussi peu expérimenté que le sien, ça devait sacrément être flagrant.
Même s'il n'y portait qu'un intérêt limité, il se souvenait avoir déjà croisé plusieurs fois des engins extrêmement similaires, à quelques détails près : pour que même eux qui ne faisaient que « récupérer les restes » tombés depuis l'espace aient pu en collecter autant, il devait s'agir d'un modèle produit en série.
Or, que quelque chose soit produit à la chaîne requiert généralement que le prototype passe par une batterie de tests pour s'assurer qu'il soit aussi fiable que possible - par exemple en ne risquant pas de tuer qui que ce soit par accident.

« On échange quand tu veux. » marmonna Shinji, amer.
« Hein, qu'est-ce que tu dis ? »
« Non, rien. »

Ce n'était pas comme si c'était possible, de toute façon : la raison pour laquelle il s'était retrouvé aux commandes de cette monstruosité en premier lieu était que personne d'autre n'était capable de la faire démarrer.
Pourquoi lui en était capable et pas un autre restait un mystère encore aujourd'hui, et plus d'un mécanicien s'y était cassé la cervelle - mais c'était loin de faire son bonheur, en tout cas.
Car tant que ce serait le cas, il serait piégé ; condamné à être le coeur battant de cette carcasse de métal. Jusqu'à ce que mort s'ensuive, probablement.

« Enfin, tant que ça rapporte, je conduirais même une brouette s'ils me le demandaient. » renchérit Suzuhara.
Shinji leva un sourcil. « Tu as tant que ça besoin d'argent ? »
« Ouais. Enfin moi ça va, c'est surtout pour ma petite soeur. Nos parents se sont barrés dans un village pas très loin d'ici. Ils repassent de temps en temps pour nous apporter un peu d'argent, mais c'est loin d'être suffisant, alors... »

Shinji demeura silencieux un instant - cette fois pas par désintérêt mais parce qu'il était en proie à la réflexion. S'il n'avait pas vraiment eu une vie heureuse, on ne pouvait pas dire non plus qu'il ait jamais manqué de rien. Le plus près qu'il soit passé d'être « dans le besoin » avait été lorsqu'il avait failli se retrouver à la rue quelques mois auparavant, mais ce n'était pas arrivé grâce à Christina.
Et même si c'était arrivé, il n'aurait eu qu'à prendre soin de lui. Tōji devait non seulement s'occuper de lui, mais aussi de sa soeur, et ce depuis longtemps à en juger par sa manière de présenter les choses.
Shinji n'ayant ni frère ni soeur, il lui était difficile d'imaginer ce que c'était d'en être responsable, garant de leur bien-être ; aurait-il réussi à porter un tel poids sur ses épaules ? Probablement pas...
S'il n'avait pas forcément une très haute opinion de son compagnon d'infortune au moment du départ, le savoir capable d'une telle abnégation le faisait remonter en flèche dans son estime.

« Et... Pourquoi l'armée ? »

Bien que leur communication soit purement sonore, il eut la très nette impression que Suzuhara avait haussé les épaules avant de lui répondre.

« Sécurité de l'emploi. Y'a pas grand monde qui voulait de moi ailleurs, alors je me suis dit « pourquoi pas ? ». Bon, c'est sûr, je risque de me faire dégommer à un moment ou à un autre, mais en attendant... »

Avant qu'il ait pu terminer sa phrase, leurs radars s'affolèrent avec une parfaite coordination ; au nord-est de leur position, trois signaux venaient d'apparaître. Ceux-si se rapprochèrent à toute vitesse, si bien qu'il ne fallut que quelques secondes pour qu'ils se retrouvent sous le feu de tirs approximatifs.

« Bah tiens, manquait plus que ça. » grommela Suzuhara. « Bon. Tiens-toi prêt, on va les cueillir. »
« Bien, » répliqua Shinji avec nettement moins d'assurance.

Comme annoncé par leurs capteurs, les ennemis étaient au nombre de trois ; deux sortis tout droits du même moule et un quelque peu différent. En plissant les yeux, Shinji parvint à reconnaître les deux premiers, s'étant déjà mesuré à eux en compagnie de Christina ; le dernier lui était en revanche tout à fait inconnu.

« Ce sont des Mobile Armors, » s'empressa-t-il de communiquer. « Ils sont commandés à distance. »

Ce n'était pas grand chose, mais c'était toujours mieux que rien : avec un peu de chance, Suzuhara saurait quoi faire de ces informations.
Savoir qu'ils n'accueillaient aucun pilote en leur sein était une donnée capitale pour qui, comme Shinji, répugnait à attenter à la vie humaine, même à celle d'un ennemi - à alourdir encore le bilan des victimes de cette arme terrible qu'on lui avait collé entre les mains ; elle avait déjà fait assez de mal comme ça.

« Compris, » rétorqua Suzuhara tout en armant le fusil dont son propre appareil était équipé. « Faisons-leur leur fête, à ces tas de boulons ! »

Leurs adversaires furent bientôt au contact : ils se répartirent entre eux sans qu'ils aient eu besoin d'établir une stratégie. Ainsi, Shinji se retrouva aux prises avec les appareils qu'il connaissait tandis que Suzuhara se chargeait lui troisième.
Il s'estima satisfait de cette configuration : à choisir, s'il devait se battre, il préférait que ce soit en terrain connu, même en infériorité numérique - et jusqu'à preuve du contraire, ses adversaires étaient exactement les mêmes que ceux qu'il avait déjà vaincu.
Bien sûr, Suzuhara était très loin d'avoir le talent de Christina, mais il semblait savoir ce qu'il faisait - ce qui était déjà plus que l'on ne pouvait en dire de Shinji, qui se contentait d'improviser d'après les quelques rudiments qu'on avait eu le temps de lui enseigner. Il ne serait jamais un combattant d'élite, et ne demandait pas à l'être : ça lui suffisait pour survivre, et il n'en demandait pas plus.

Il n'avait pas l'habitude de se battre seul face à plusieurs adversaires, mais son équipier était déjà un peu trop occupé pour lui venir en aide : il allait devoir apprendre sur le tas. Que le blindage de son Mobile Suit soit solide était une bonne chose, au vu du barrage de tirs qu'il essuya au moment de descendre vers le sol ; ignorant les turbulences de son mieux, il tâcha de poursuivre sa course jusqu'à l'un d'entre eux - et planta vigoureusement son sabre-laser dans la « tête » de l'une des deux machines.
Celle-ci avait bien eu le réflexe d'esquisser un mouvement de recul en le voyant foncer droit sur elle, mais la vitesse de ses réacteurs excédait de très loin celle de sa marche arrière. Cela ne suffit cependant pas à l'arrêter, et ses canons tentèrent d'ajuster leur angle pour continuer à le mitrailler de faisceaux ; pris au dépourvu, Shinji tenta de récupérer son arme avant de reprendre ses distances, mais celle-ci était trop profondément enfoncée et refusa de venir.

La panique commençant à le gagner, il activa le mode secondaire de son épée - et la fit doubler de volume au prix d'une bonne partie de ses réserves d'énergie. Le Mobile Armor s'immobilisa brusquement et l'énergie qui irradiait de la gueule de ses armes disparut tout à coup avant qu'il ait pu en faire quoi que ce soit, sa carte-mère ayant probablement été tranchée nette dans l'opération.
Encore sous le coup de l'émotion, Shinji fit exécuter un large geste à l'Overlord pour finalement se dégager de la carcasse, tranchant en deux ce qu'il en restait avant d'avoir pu réaliser qu'il gaspillait ses ressources et de faire reprendre à sa lame ses proportions habituelles.

« J'en ai eu un, » annonça-t-il en s'efforçant de tempérer l'état nerveux dans lequel cette confrontation l'avait laissé.
« Bien joué, » répondit immédiatement Suzuhara, alors même qu'il pouvait voir sa machine virevolter dans les airs dans un coin de son écran. « Celui-ci a l'air immunisé aux tirs de laser. Je vais devoir - »

Shinji n'entendit jamais la fin de sa phrase, une violente déflagration pile entre les ailes de son Gundam envoyant celui-ci s'écraser au sol. Sa tête heurta l'un des coins de la cabine de pilotage alors que son appareil roulait sur lui-même une fois, deux fois, trois fois avant de commencer à perdre de l'élan.

Cela pouvait sembler idiot, mais dans la tension du moment, ça lui était sorti de la tête pendant quelques secondes : ah, oui, il y en avait un deuxième.
Reprenant lentement ses esprits - et n'osant même pas imaginer le volume de la bosse que cette petite cabriole allait lui valoir -, il actionna les manettes de sa machine alors même que ses caméras étaient seulement en train de refaire la mise au point.

Il n'avait pas la moindre idée de la direction dans laquelle il était en train de l'emmener, mais ça ne pouvait pas être pire que de rester sur place et laisser tout le temps à son agresseur de le remettre en place dans son viseur. Et il avait été bien inspiré, à en juger par le tir en rafale qui balaya la zone où il s'était tenu tout juste quelques secondes auparavant.
Effectuant un rapide demi-tour, il tenta de se jeter sur le second tireur, mais celui-ci était mieux préparé pour le recevoir - d'autant qu'il était au sol désormais - et put esquiver habilement son coup d'estoc.
Bien qu'encore sonné, le jeune pilote eut néanmoins la présence d'esprit d'activer les canons situés sur le casque de son Mobile Suit ; hélas, leur faible calibre ne lui permit pas de causer plus que des dégâts mineurs. Leur échange se poursuivit ainsi durant quelques passes d'armes, sans qu'aucun d'entre eux parvienne à prendre le dessus - même si Shinji savait devoir cet équilibre relatif à la supériorité technique de son appareil : sans ça, il serait mort depuis longtemps.

« Je crois que j'ai réussi, » déclara la voix fatiguée de Tōji  via leur transmission. « Il n'arrive plus à bouger. Je vais lui remettre un coup pour être s... Qu'est-ce que... ?! »

Il y eut une explosion, assourdissante, à quelques dizaines de mètres de son appareil - et dont le vacarme se répéta en écho au travers du système de communications.
Oh non.
Shinji sentit le sang se glacer dans ses veines.
Non, non, non...
Il fit pivoter la tête de son Gundam aussi vite qu'il le pouvait dans la direction correspondante pour avoir un meilleur visuel. L'explosion avait libéré un véritable brasier ; s'ils avaient été un peu plus proches d'un lieu boisé, ils auraient immanquablement causé un feu de forêt.
Et il ne voyait rien. Pas plus l'ennemi que la vieille carlingue de l'engin que son coéquipier dénigrait encore quelques instants plus tôt.
Il n'y avait que les flammes.

« Suzuhara ?... » Pas de réponse. « Suzuhara ! »

Il n'eut que le temps de faire mine de se déplacer vers l'endroit où celui-ci s'était trouvé au moment de sa dernière communication.
De toute évidence insensible à sa détresse, son opposant se remit à faire feu, logeant plusieurs tirs sur le plastron déjà bien entamé de l'Overlord. Cela ne suffit fort heureusement pas à le faire céder - mais fut en revanche plus qu'il n'en fallait pour transformer tout le désarroi de Shinji en furie vengeresse.

« DÉGAGE ! »

Il n'avait qu'une envie : celle de voir cette chose disparaître. Et, pour ce qui était peut-être la première fois, il ne voyait aucun problème à ce que l'Overlord remplisse pleinement son rôle de messager de la destruction.
Le plastron du Gundam s'ouvrit pour révéler l'orbe où s'accumulait déjà la majeure partie de son « carburant » restant, et un rayon dévastateur avala la distance qui le séparait de sa cible en à peine une fraction de secondes.

Aveuglé par la rage, il ne fut pas en mesure de suivre la scène ; tout ce qu'il pourrait confirmer serait qu'il ne resta plus rien du Mobile Armor après avoir été percuté par la rafale d'énergie.
Absolument plus rien.

« Suzuhara ! » appela-t-il encore, cette fois sur haut-parleur, sans savoir s'il espérait encore obtenir une réponse - mais mieux valait ne pas se poser la question.

Ses réserves étaient trop basses pour encore permettre l'emploi soutenu de ses réacteurs, mais il les sollicita par à-coups pour se rapprocher plus rapidement des hautes flammes qui gênaient sa vue.
Lorsqu'il arriva à proximité, il constata que des fragments appartenant à la cuirasse du troisième appareil étaient répandus un peu partout ; pas besoin d'être une lumière pour comprendre que celui-ci s'était fait sauter avant que Suzuhara ait pu l'achever.
Shinji se fustigea mentalement pour n'y avoir pas pensé - pour ne pas l'avoir prévenu. C'était sa faute !
Rongé par la peur, il entreprit de déblayer les bouts de métal qui jonchaient le sol dans l'espoir de trouver quoi que ce soit - quoi que ce soit - susceptible de le rassurer, de lui donner de l'espoir.

Au bout de secondes qui lui parurent durer une éternité, Shinji découvrit au milieu des débris ce qui ressemblait au tronc noirci et en partie fondu du modèle de masse qu'avait conduit son allié. Sans grande finesse, il se servit de l'immense main métallique de l'Overlord pour ouvrir le torse déjà fragilisé de l'autre bécane afin d'obtenir l'accès au cockpit - dans lequel gisait son coéquipier, inerte et maculé de sang.

« Suzuhara ! » clama-t-il une fois de plus alors qu'il sautait en-dehors de sa propre machine avant même qu'elle ait fini de s'ouvrir, manquant de trébucher dans sa précipitation tandis qu'il rejoignait son camarade blessé, tentant de l'aider à sortir de son siège. « Je... Je vais appeler des secours. Tiens bon. Accroche-toi ! »

N'ayant suivi aucune formation médicale, il aurait eu bien du mal à évaluer son état, si ce n'est qu'il respirait encore... Pour le moment.
Les trois ennemis avaient été défaits, oui... Mais à quel prix ?